Les fabricants de chaussures de sport communiquent régulièrement sur l’amélioration de l’amortissement de leurs modèles. Entre semelles épaisses, coussins d’air et matériaux à haute technologie, tout semble conçu pour protéger le corps des impacts. Ce discours marketing laisse penser que l’amorti est systématiquement bénéfique pour prévenir les blessures. Mais en biomécanique, la réalité est plus nuancée. Voici une analyse en dix points clés pour mieux comprendre ce que l’on peut réellement attendre d’une chaussure « amortissante ».
L’amortissement : une notion physique précise
En physique, un système est dit « amortisseur » s’il atténue l’amplitude des oscillations provoquées par un choc. Lors de la course, une onde de choc se propage à grande vitesse – jusqu’à 120 km/h dans le tibia – depuis le talon jusqu’au crâne. Comparable à un mini-séisme (équivalent 4 sur l’échelle de Richter selon Lafortune et al., 1996), cette vibration est modulée par les tissus du corps selon des mécanismes complexes de transmission et de réflexion.
Les matériaux utilisés dans les systèmes d’amortissement
Les technologies d’amortissement s’appuient principalement sur deux types de polymères :
- les élastomères comme l’EVA (éthylène-acétate de vinyle), qui stockent et restituent l’énergie,
les viscoélastiques comme le polyuréthane ou le Sorbothane®, qui dissipent l’énergie sous forme de chaleur. À cela s’ajoutent des matériaux hybrides (Phylon, Tomilite) ou encapsulés (Nike Air dès 1979), héritiers du caoutchouc vulcanisé, utilisé depuis le XIXe siècle.
Amorti et blessures : un lien non démontré
Contrairement aux idées reçues, aucune étude n’a démontré de lien direct entre l’intensité de l’onde de choc et l’apparition de blessures chez les coureurs sains (Nigg et al., 1995 ; Radin et al., 1982). Cette onde constitue même une information neurosensorielle utile à la régulation motrice. La supprimer – comme en situation d’apesanteur – pourrait même fragiliser l’os (LeBlanc et al., 2007).
Les amortisseurs naturels du corps humain
Le corps humain possède ses propres dispositifs d’absorption :
- le caption plantaire composé de cellules adipeuses cloisonnées, de fibres musculaires, de tissus conjonctifs et d’un réseau vasculaire ;
- le cartilage articulaire qui amortit et répartit les charges ;
- la prono-supination du pied, un mécanisme articulaire dynamique, essentiel à la bipédie. Ce dernier compense les déséquilibres, absorbe les impacts, stabilise la posture et restitue l’énergie lors de la propulsion. La prono-supination du pied dépend essentiellement des articulations sous talienne et médio tarsienne.
Pression plantaire, force d’impact et onde de choc
On confond souvent force d’impact (force de réaction au sol), onde de choc (vibration à haute fréquence) et pression plantaire (force par unité de surface). Pourtant, c’est cette dernière qui semble la plus liée au risque de lésion. Des études (Got et al., 1987) ont montré qu’une chaussures très amortissante réduit peu le pic d’impact au talon, mais augmente la pression sous l’avant-pied et prolongent le temps de contact au sol, deux facteurs aggravant le risque de blessure.
Les effets contre-productifs de l’excès d’amorti
Trop d’amorti peut avoir des effets contre-productifs :
- ralentissement de la pose du pied,
- retard de l’activation musculaire réflexe,
- augmentation des contraintes mécaniques sur l’avant-pied,
- moindre restitution d’énergie,
- fragilisation osseuse par défaut de stimulation,
- atrophie du capiton plantaire par désengagement fonctionnel.
Une étude (Noé et al., 2001) a montré que le capiton absorbe 80 % de l’onde de choc ; la semelle amortissante monte ce taux à 98 %. Mais au-delà, l’efficacité marginale diminue.
Conséquences cliniques possibles
Sur le plan clinique, un amortissement excessif peut favoriser des lésions :
- retard de flexion du genou avec risque méniscal,
- surcharge musculaire source de tendinopathies,
- hyperpronation entraînant fractures de fatigue, bursopathies ou aponévropathies,
- instabilité proprioceptive.
Paradoxalement, un pied nu peut parfois être plus stable qu’un pied surprotégé.
Les innovations des fabricants de chaussures
Pour limiter les effets secondaires de l’amorti, les fabricants de chaussures innovent :
- contreforts rigides,
- talonnettes à double densité,
- foot bridges (structures internes rigides),
- matériaux mimant le capiton naturel (structure en nid d’abeilles)
- systèmes à air compartimenté (DMX, Air Bag).
Mais ces solutions ne règlent pas le problème fondamental : déléguer l’amortissement à la chaussure au lieu de renforcer les capacités naturelles du pied.
Quand l’amorti reste utile
L’amorti reste utile dans certaines situations : fractures de fatigue, recherche de confort, troubles tendineux ou osseux,. Il est en revanche déconseillé chez les personnes instables, hyperlaxes, à risque de surcharge de l’avant-pied ou chez les athlètes, pour qui il diminue proprioception et performance. Il est même recommandé de conserver environ 20 % du temps de course sans amorti pour entretenir les mécanismes naturels du pied.
Un choix thérapeutique individualisé, guidé par le professionnel de santé
L’amortissement n’est donc pas intrinsèquement bénéfique. Il peut perturber les capacités naturelles d’absorption et de restitution d’énergie du pied. Son usage doit être ciblé, raisonné et encadré. C’est au professionnel de santé – podologue, médecin du sport, kinésithérapeute – d’évaluer, pour chaque individu, la pertinence d’une chaussure amortissante, sur des bases biomécaniques solides.
« Dans toutes les opérations de l’art et de la nature, il ne se fait aucun changement que l’on ne puisse concevoir comme une transformation. » — Antoine Lavoisier, Traité élémentaire de chimie (1789)
Souvent vanté comme un gage de performance et de prévention, l’amorti gagnerait à être perçu non comme une solution universelle, mais comme un choix thérapeutique réfléchi.
Bertrand BENOIT et Nicolas POULET
Références bibliographiques
- Clarke T.E., Frederick E.C. et coll. — Sport shoes and playing surfaces. Human Kinetics Publishers Inc., Champaign, Illinois, 1984.
- Fritschy D. — L’amortisseur, un nouveau concept en orthopédie. Méd. & Hyg., 1982, 40, 2585-2589.
- Gabella J.-L. — La chaussure de jogging. Méd. Chir. Pied, 1985, 2, 11-17.
- Goldcher A. — Cahier des charges médical d’une chaussure de sport. Techni Média, janv. 1989, 5, 38-41.
- Goldcher A., Nataf E. — Podologie du sport. De A à Z : toutes les pathologies, tous les sports. Masson, Paris, 2002, 192 pages.
- Got C. — Les chaussures de sport. La Recherche, 1987, 18, 1020-1027.
- Lalardrie B. — Les ressorts cachés du coureur à pied. Gazette Médicale, 1987, 94, 29, 12-17.
- Lafortune M.A. et al. — Three-dimensional acceleration of the tibia during walking and running. Journal of Biomechanics, 1996.
- LeBlanc A.D. et al. — Skeletal responses to space flight and the bed rest analog: a review. Journal of Musculoskeletal & Neuronal Interactions, 2007.
- Lieberman D.E. et al. — Foot strike patterns and collision forces in habitually barefoot versus shod runners. Nature, 2010.
- Nigg B.M. — Biomechanics of Running Shoes. Human Kinetics Publishers Inc., Champaign, Illinois, 1986.
- Nigg B.M. et Liu W. — The role of impact forces and foot pronation: a new paradigm. Clinical Journal of Sport Medi
- cine, 1999.
- Noé D.A., Voto S.J. et coll. — Role of the calcaneal heel pad and polymeric shock absorbers in attenuation of heel strike impact. Journal of Biomedical Engineering, 1993, 15, 23–26.
- Noé F. et al. — Rôle du capiton plantaire dans l’amortissement. Revue de podologie, 2001.
- Radin E.L., Eyre D., Kelman J.L., Schiller A.I. — Effect of prolonged walking on concrete on the knees of sheep. Journal of Biomechanics, 1982, 15, 487-492.
- Robbins S.E., Gouw G.J. — Athletic footwear: unsafe due to perceptual illusions. Medicine & Science in Sports & Exercise, 1990.
- Voloshin A., Wosk J. — Influence of artificial shock absorbers on human gait. Clinical Orthopaedics and Related Research, 1981, 160, 52-56.